Retour sur une fermeture programmée

Gert De Mangeleer et Joachim Boudens, propriétaires du Hertog Jan, ont fait part samedi matin de leur décision de fermer leur restaurant triplement étoilé fin de cette année. L’annonce a surpris tant ce restaurant symbolise la réussite d’une jeune gastronomie triomphante depuis une quinzaine d’années. Via son chef et son sommelier, l’enseigne s’était lancée dans un projet de long terme, intégrant un nouvel espace et un jardin. Un lieu magique, réussi. Tant le chef que le sommelier réfutent d’associer leur décision à un modèle de restauration voulu par Michelin. Joachim Boudens et Gert De Mangeleer pensent simplement être au bout d’une histoire, et affirment l’envie d’en écrite une autre, différente.

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Gert De Mangeleer et Joachim Boudens (Meilleur sommelier de Belgique en 2004) ont repris le Hertog Jan en 2005. Il s’agissait d’une ancienne brasserie de la banlieue de Bruges. L’adresse a été rapidement étoilée : 1er macaron en 2007, second en 2010 puis 3ème dès 2012, avec un 19/20 au Gault&Millau. Le duo a déménagé en 2014 à Zeldegem, où il acheté une ferme, qu’il a transformée. Superbe, le lieu a permis au chef d’y défendre une cuisine d’exception ancrée dans le local.

La décision d’arrêter les frais est réfléchie, assurée. Samedi dernier, en interview, Joachim Boudens n’a fait que répéter les informations reprises dans le communiqué, refusant notamment la critique d’un modèle inspiré par le guide Michelin, devenu intenable financièrement. « Non », réagit Joachim Boudens, « car si nous sommes devenus ce que nous sommes, c’est grâce à Michelin. Chaque étoile nous a permis de grandir. La troisième nous permis d’obtenir une reconnaissance internationale et d’acquérir cette ferme. Si Hertog Jan est ce qu’il est devenu, c’est aussi grâce à Michelin. Il s’agit d’autre chose. Nous avons pu vivre un rêve. On ne pouvait pas aller plus loin dans ce projet. Le système actuel prend trop d’énergie et de temps. Mais nous arrêtons au sommet.  »

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Quid du projet, de la ferme, du jardin ? « Tout cela est en réflexion. Différentes pistes existent, il est encore un peu tôt pour en parler. Aujourd’hui, nous préférons parler du développement de L.E.S.S, situé dans l’ancienne adresse, que nous pourrions ramener au centre de Bruges et, peut-être, d’un bar à vins. Nous avons envie d’une cuisine plus accessible, plus conviviale. On a envie d’urbanité, également, de retrouver la ville. Notre ambition est intacte. »

Chef de génie, Gert De Mangeleer serait pourtant, selon certains, un peu au bout du rouleau « Non ! Bien sûr, le stress est là. Mais le stress est quelque chose que nous avons appris à gérer. C’est une question d’organisation que nous maîtrisons. On est au bout d’une histoire. On a des idées. On va les développer. »

L’arrêt d’Hertog Jan est une perte. Une grosse perte. Pour la ville, pour la région, pour le pays, pour les amateurs d’une cuisine gastronomique de haut niveau. Si on comprend les motivations avancées, on peut toutefois se demander si cet arrêt n’est pas lié à un investissement trop lourd à supporter. On a cité à propos de l’achat de la ferme, de la transformation, de l’aménagement de la salle à manger et du potager d’un investissement supérieur à 4 millions d’euros et de la nécessité de disposer de plus de 35 salariés pour faire fonctionner l’outil. Quatre à cinq millions ! 35 salariés, dans un pays où les charges sociales sont ce qu’elles sont. Dans une région où la concurrence est féroce. En pleine campagne. Combien de clients sont aujourd’hui capables de payer un menu annoncé avec les vins à 450€ ? Et si se faire plaisir peut entrer dans les habitudes occasionnelles, comment fidéliser une clientèle à ce prix ?

 

Hertog Jan avait ainsi intégré il y a quelques mois l’opération Groupon par nécessité économique, relevait le blog La Cuisine à Quatre Mains en mai dernier. Joachim Boudens expliquait à Hubert Heyrendt et Laura Centrella par ailleurs : “La première année après notre déménagement, on n’avait aucun problème. Tout le monde était curieux, voulait venir voir. Mais une fois la nouveauté estompée, on a dû commencer à réfléchir à comment remplir le restaurant. Je n’aime pas les chaises vides ! Il ne faut pas être romantique quand on parle de restaurant trois-étoiles; c’est aussi un business… C’est pour ça qu’on est aussi dans la Bongo Box Michelin par exemple ». Pour les clients bongo, le coût du menu sur mesure (cinq services) était de 99€ (+ 115€ avec les vins et café).

Certains relèvent aussi que le chef était de plus en plus régulièrement à l’étranger, invités par des collègues, notamment en Asie où les émoluments proposés pour des repas à quatre mains et autres consultances, auraient de quoi motiver les plus tièdes. Ces consultances, de plus en plus nombreuses et de plus en plus longues pour le chef, s’inscrivent-elles dans une des décisions prises pour tenir le vaisseau Hertog Jan à flots ? Joachim Boudens botte en touche, assurant que la fréquentation d’Hertog Jan est conséquente et suffisante. Aussi intéressants qu’ils puissent être financièrement, ces déplacements n’ont toutefois rien d’une partie de plaisir s’ils deviennent une sorte d’obligation pour chef, par ailleurs père de famille. D’autre part, si ces consultances deviennent une habitude pour un chef reconnu, elles ne sont pas sans risques face aux attentes de la clientèle d’un restaurant de ce standing qui s’attend, justement, à voir le chef à l’œuvre. Et que penser des éventuelles réactions des inspecteurs du guide Michelin qui n’aiment guère entendre dire d’un chef qu’il n’est guère dans sa cuisine. Et si Michelin punit, tout s’écroule.

Il nous reste à courir chez Hertog Jan d’ici la fin de l’année ou de découvrir les prochains projets dont on ne doute pas qu’ils seront intéressants. Mais ce sera une autre histoire. Demain jeudi, le Brugeois sera justement à Bruxelles pour un quatre mains avec Christophe Hardiquest (Bon Bon). On en profitera pour lui poser une intéressante question lancée par Dilip Van Waetermeulen, suite à la fermeture, concernant créativité et restaurant étoilé. Un restaurant triplement étoilé peut-il rester créatif ? demandait-il sur facebook, engendrant un intéressant débat. On vous racontera.  RS