Jean s’en est allé

On a appris avec tristesse le décès de Jean Mailian, le patron du Marché des Chefs, à Bruxelles. Né à Paris, dans une famille modeste (on relira à ce titre l’émouvant interview qu’il a accordé à Patrick Fiévez dans l’Echo du 28 décembre), Jean était entré dans le monde de la restauration dans les années 60 via Abel Bernard, un chef réputé qu’il considérait comme son père.

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Jean Mailian l’a retrouvé à Ostende, dans une première version de La Cravache d’Or, avant de l’accompagner à Bruxelles, dans un restaurant éponyme, où il a fait ses premiers pas dans la grande restauration. Visionnaire, peut-être un peu trop, comme il aimait à le rappeler, il ouvre au long des années 70 plusieurs enseignes, notamment Le Foie Gras Artisanal, première adresse bruxelloise à proposer des foies mi-cuits. Quelques années plus tard, c’est au tour du Café de Paris, une brasserie à la cuisine ambitieuse. Entrepreneur, Mailian sait s’entourer. Au Carlton, troisième adresse sous sa responsabilité, il fait venir Alain Passard, chef dans la brigade du Casino d’Enghien (deux étoiles), qu’il associe au grand Pierre Hermé et à Herman Dedapper, 3eau Concours mondial de la sommellerie. Le trio lui apportera une, puis deux étoiles en quelques mois… Un coup de maître, rarement égalé. Trente ans plus tard, Passard, qui n’a jamais oublié son passage par la capitale belge, fait toujours un « chaud froid d’œuf à la ciboulette » mis au point à Bruxelles.

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Après une faillite mémorable (l’homme était plus visionnaire que gestionnaire), Jean rebondit en ouvrant Le Marché des Chefs en 1986, un marché d’un genre nouveau, toujours en activité. Ouvert à tout gourmand qui se respecte, ce marché qui lui survivra était à l’origine plutôt destiné aux grands chefs. Les figures de proue de la cuisine bruxelloise que sont Christophe Hardiquest, Pascal Devalkeneer ou Evan Triantopoulos lui doivent chacun un part de leur renommée. Jean fut le premier à pouvoir leur assurer des arrivages directs en truffe, Saint Jacques, bar de ligne, veau sous la mère, poissons de petite pêche et autres produits de luxe. On n’imagine pas combien les choses ont changé en vingt ans… Côté chefs qu’il tenait à défendre, on citera également Christophe Pauly du (Coq aux Champs), Constantin Erinkoglou (Notos) ou Alain Troubat, l’ancien patron du Stirwen, dont il était proche.

Quelques journalistes dont je suis lui doivent également beaucoup, notamment pour ce qui est d’apprendre à reconnaître un produit de qualité et un jeune chef « qui a tout compris », comme il le soulignait. Je me souviendrai de certaines après-midi dans son repaire, à boire des coups, souvent du Champagne ou un grand Bordeaux (Jean n’était pas le genre à boire du nature…) et à écouter certains de ses faits d’armes, notamment ces repas déments organisés à Gbadolite pour l’ancien président Mobutu.

Sa dernière passion était le caviar, produit génial qu’il n’était pas avare à vous faire goûter à la cuillère, rappelant qu’une que ces perles grises ont été commercialisées pour la première fois par ses ancêtres. Cet amateur de beau jeu, grand fan du Barça et de l’équipe de France, version 98, aimait aussi refaire le match, sans craindre les exagérations et la mauvaise foi. Un sacré personnage, profondément attachant. Là où il est, on le salue, l’imaginant déjà avoir pris les choses en main, en train de revoir le menu de la semaine, écartant toutes les merdes, puis enseignant aux anges qu’une assiette doit est ronde (première règle !), que trois bons produits suffisent pour lui donner un peu d’émotion et que l’important, dans toute cette histoire, c’est la sauce, et rien que la sauce... Il nous manquera.

Photos de Cici Olsson, dans le livre Mange Bruxelles remet le couvert. Marché des Chefs, ouvert semaine prochaine, rue Lens.