CHEZ ENRICO CRIPPA, A ALBA

Né en 1971, Enrico Crippa est aujourd’hui un des chefs les plus en vue en Italie. Il a commencé son apprentissage chez Gualtiero Marchesi, à Milan. Il l’a poursuivi en France, chez Christian Willer, au Martinez, puis chez Antoine Westermann, en Alsace, où il s’est ouvert aux exigences de la cuisine française traditionnelle. De retour chez Marchesi, il l’épaule avec Carlo Cracco à Brescia, puis s’installe au Japon pour trois ans où de il s’initie à la délicatesse la gastronomie nippone. Soutenu par la famille Ceretto, réputée dans le monde vinicole piémontais, il ouvre en 2005 son restaurant : Piazza Duomo. Une adresse aujourd’hui triplement étoilée, reprise à la 15eplace du classement 50Best. Sa cuisine est avant tout végétale, reposant sur un jardin travaillé en biodynamie. Un de ses plats signatures est son Insalata 21…31…41…51, un bouquet de pétales, de feuilles, de fleurs et de pousses, dont le nombre varie selon les saisons. Comme souvent, les journalistes français y voient une influence de Michel Bras chez qui le cuisinier a passé quelques mois. Il serait plus juste de dire que la cuisine d’Enrico ne doit rien à personne, même si elle s’est nourrie des rencontres faites tout au long d’un long apprentissage long de plus de quinze ans. Aujourd’hui, le potager dirige la cuisine, sauf en période de truffe blanche, incontournable à Alba. Rencontre d’Enrico Crippa sur ses terres, après avant un repas dont on se souviendra longtemps. 

Qui vous a donné l’envie de cuisiner ?

Mon grand-père. Enfant, c’était mon héros. Tous les matins, il se rendait sur un marché d’un village de sa région, dans les  hautes collines lombardes, Le lundi, tel village ; le mardi, tel autre... Et ainsi de suite, chaque jour de la semaine. C’était un passionné de légumes et d’herbes. J’aimais l’accompagner. Une fois rentrés, il préparait à manger. Adolescent, je ne savais pourtant pas trop ce que je voulais faire. Les métiers de bouche m’intéressaient. J’aurais pu devenir boulanger, boucher ou jardinier. J’ai fait mes études à l'Istituto Alberghiero di Monte Olimpino, à Côme. A l’époque, en Italie, le niveau était assez bas dans ces écoles. Mais j’ai eu la chance d’y avoir comme professeur Angelo Colzani, passé par la brigade de Gualtiero Marchesi. Un enseignant motivé. Il m’a fait entrer chez Marchesi comme stagiaire.

Marchesi, que l’on le présente comme votre mentor ?

Gualtiero Marchesi compte énormément pour moi comme pour de nombreux chefs italiens de ma génération. Marchesi a formé toute ma génération : Carlo Cracco, Pietro Léman, Antonio Gherardi, Davide Boldini, le chocolatier Ernst Kam, Paolo Loupiote... Il a renouvelé la cuisine italienne. C’est le premier chef Italien à décrocher trois étoiles. Il est décédé il y a quelques semaines. L’Italie lui doit beaucoup. Quand je vois comment la France a rendu hommage à Bocuse, et comment Marchesi s’en est allé, on voit l’écart entre la place de la cuisine française et italienne dans les mentalités.

Vous passez une quinzaine d’années avec lui ?

Oui, entre 1985 et 2000, tout en vivant diverses expériences ailleurs. Sa cuisine était un espace de créativité. Il y avait dans sa brigade des Italiens, des Allemands, des Anglais, des Français... Tous ces jeunes chefs parlaient deux, trois langues… Tous ces gars en voulaient. Cela m’a motivé. Je me suis intéressé à la façon dont Marchesi a modernisé le répertoire italien. Chez lui, la créativité est importante, mais elle respecte produit. Il nous encourageait à voir les choses différemment. Il ne pouvait parler cuisine sans parler d’art et de poésie. C’était un lecteur de Moravia et de philosophie. Son épouse était musicienne. Cela influençait aussi sa manière de travailler. Les couleurs, la musique, le temps, tout cela intervenait dans sa façon de faire. Un chef devait avoir l’esprit ouvert. Il ne s’agissait pas seulement de faire chauffer des casseroles. Il fallait aller sur le terrain. Rencontrer. Lire. Voir des choses. J’ai compris certaines choses bien plus tard, notamment lorsque j’ai travaillé pour lui au Japon.

C’est lui qui vous conseille de partir en France ?

Non, il n’était pas du genre à vous prendre sur le côté pour partager ses secrets et vous conseiller. Un jeune doit apprendre à regarder et à décider. On savait que la France avait compté dans son parcours. Il y avait rencontré Bocuse, Les frères Troisgros, Alain Chapel… Ces voyages lui avaient donné confiance. J’ai aussi compris que je ne pouvais rien espérer sans maîtriser les bases de la grande cuisine. Et les bases, c’était en France que tu les trouvais : le fonctionnement d’une brigade, avec le chef, le sous-chef, le commis, etc. Je suis parti à la Palme d’Or, à Cannes, chez Christian Willer, à qui je dois aussi beaucoup. Après, j’ai été chez Gislaine Arabian, au restaurant Le doyen, à Paris, puis chez Antoine Westermann, en Alsace. 

Puis le Japon ?

Je suis rentré à Milan où je l’ai aidé pour une ouverture à Brescia. Marchesi m’a ensuite proposé de prendre en main un restaurant qu’il ouvrait au Japon. Dans les années 90, la gastronomie japonaise était peu connue en Europe. C’était intéressant car la cuisine japonaise et la cuisine italienne partagent certaines choses : le goût des pâtes, le vite fait, pas trop cher… Ce sont deux cuisines lisibles, immédiates. Par contre, il y a davantage d’élégance dans l’assiette au Japon. C’était très soigné. Je cuisinais italien à l’hôtel, mais j’ai beaucoup appris avec le staff. Les cuisiniers japonais font ce métier de père en fils. Mes gars m’emmenaient. J’ai rencontré grâce à eux des maîtres sushis, des maîtres snobas. J’y ai compris que le monde de la cuisine ne le limitait pas à l’Europe.    

 C’est alors que s’affirme l’envie d’avoir votre propre restaurant ?

Je suis rentré en 2000, lorsque commençaient les grandes années de Ferran Adria et de la cuisine espagnole. J’ai été travailler quelques temps chez lui et chez Michel Bras. La cuisine contemporaine doit beaucoup à Ferran. Avant lui, nous restions dans le respect de la codification française. La viande, sa sauce, sa garniture… Le sucré avec le sucré ; le salé avec le salé… Adria nous a poussés à oser : « faites vous plaisir ! Suivez votre imagination ! Vous avez envie d’une glace salée, faites une glace salée ! » 

On n’a pourtant guère vu de sphérifications en Italie ?

Non (rires), il y a des limites. Pourtant, en Italie, nous avons une certaine ouverture d’esprit. Notre cuisine est marquée d’influences. La cuisine sicilienne est mariée à la cuisine d’Afrique du nord et de l’Orient. Au Piémont, c’est la France. Au Frioul, l’Autriche. D’une région à l’autre, les influences sont marquées. Par contre, on ne se montrait guère audacieux. Le premier à avoir embrayé là-dessus, c’est Fulvio Pierrangelini. Il a f     ait des desserts à la polenta. C’était inimaginable !

 A ce point?

L’expression individuelle est encouragée, mais dans le respect des fondements. Un chef doit s’exprimer, mais en respectant les codes. Un chef Italien s’exprime différemment d’un Catalan. Si vous faîtes le parallèle avec l’art, c’est édifiant : regardez la cuisine de Ferran ; regardez l’œuvre de Gaudi. On retrouve chez l’un et l’autre une certaine exubérance. Chez nous, c’est plus maîtrisé, mais chacun cherche à se démarquer. C’est différent de la France où, à part quelques grands noms, tous les chefs se copient et font un peu la même chose. C’est souvent Saint-Jacques, homard, agneau… En Italie, tous les chefs font des pâtes, mais chacun a sa sauce !

La meilleure pâte, est pourtant celle de la mama ?

Exactement ! (Rires). Mais pourquoi la cuisine de la mamaest-elle la meilleure ? Parce que la mamane cuisine que ce que tu aimes ! C’est un constat important. Tout chef doit le savoir vis à vis de sa clientèle. Je suis très proche de mes clients. Je les connais bien. Je sais ce qu’ils aiment et n’aiment pas. Quand tu es étoilé, évidemment, c’est différent car les gens viennent te voir parce qu’ils sont intéressés par ta cuisine. Mais quand j’ai construit ce projet, je me suis beaucoup intéressé à mes clients. J’ai cherché à comprendre ce qu’ils aimaient dans ma cuisine. Pourquoi ce plat plutôt qu’un autre ? 

Chef Italie Crippa Jardin

Mais donc, les débuts du Piazza Duomo ?

A mon retour du Japon, je voulais mon restaurant, mais je n’avais pas d’argent. Ma chance fut de rencontrer la famille Ceretto. Bruno Ceretto était alors un homme en colère. Il était obsédé par la notion de territoire. Il citait l’exemple de la Bresse. Avec un poulet, cette région était parvenue à se faire connaître mondialement. Personne, par contre, ne connaissait le Piémont, la région la plus gourmande d’Italie ! Le pays de la truffe et de viande de Fassone ! La plus grande variété de fromages d’Italie. Le pays des cèpes, des noisettes, de la châtaigne, du barolo et du barbaresco... Rien que des produits protégés par une AOC ou une IGP. Pour lui, la reconnaissance du Piémont comme région de tradition ne pouvait passer que par la gastronomie. Il m’a dit vouloir un restaurant trois étoiles. Il me l’a dit trois fois. Cela m’intéressait : il m’installait au cœur d’un terroir qui pouvait sublimer la cuisine que j’avais en tête de faire.

Chef Italie Crippa Piazza Duomo Brasserie

 Vous avez créé un restaurant trois étoiles !

Bruno Ceretto m’a laissé beaucoup de liberté. Mais pendant dix ans, j’ai travaillé jour et nuit. J’étais tous les matins dans mon jardin ou sur un marché à six heures, puis en cuisine jusque tard, le soir. Tous les jours ! Il n’y avait pas de place pour une vie de famille ! C’tait le prix. Mais j’ai pu mettre en place le projet que je voulais. Faire du repas une chorégraphie. Aborder ce terroir et cette tradition qui lui est liée avec audace et créativité. 

Aucun regret?

Non, les Ceretto m’ont permis de vivre un rêve. Le minimum était de leur donner le maximum. J’adore ce métier. J'ai pu créer mon jardin, vivre ma passion. Mais pour cela, tu dois accepter d’en payer le prix. Tu privilégies ton client par rapport à tout le monde. Si tu as deux morceaux de viandes, un beau et un moins beau, tu donnes le meilleur à ton client plutôt qu’à ton fils.

Chef Italie Crippa Restaurant Italie Piazza Duomo

La première étoile arrive en 2006. La seconde, en 2009, puis la troisième, en 2012. Comment avez-vous abordé les différents niveaux?

Je n’ai jamais travaillé pour l’étoile. L’inspecteur du Michelin, à force, tu le reconnais. Ce n’est pas sur un repas qu’il te juge. Quand il vient chez toi, il vient te voir travailler. Il regarde ta maison. Je pense que si tu travailles en cuisine dans un trois étoiles avec une brigade de quinze personnes, ou seul dans une trattoria, l’attitude est la même. L’essentiel est de le faire avec passion.Ce qui fait une réputation, ce sont tes clients. Ces gens réagissent, parlent, écrivent... Je n’ai jamais travaillé que pour les clients.

Comment a évolué votre cuisine ?

Elle s’est assagie. Elle a pris de la confiance. Autrefois, je passais plus de temps avant d’être satisfait d’un plat. Maintenant je réfléchis davantage, puis je concrétise assez rapidement. Il y a plus de maturité, peut-être moins d’intuition. Je pense que tu ne deviens cuisinier qu’à 40 ans. Tu fais moins d’erreurs dans la construction d’un menu ou d’un plat. Mais les bases restent celles qui portent le projet depuis le début. Le cadre s’est professionnalisé. Après une étoile, on a développé le potager. Je suis davantage entouré qu’à mes début. L’équipe a grandi. Le cadre humain s’est enrichi. Chez moi, même le plongeur est motivé. On n’a pas le choix. Il y a aujourd’hui une niche de clients qui connaît très bien la cuisine. Elle connaît les vins, l’histoire de la gastronomie, les restaurants dans le monde, les chefs, les produits… Mon sommelier ne passe pas une semaine sans étudier. Et moi, c’est pareil. Autrefois, on avait une éducation, puis on se reposait dessus. Aujourd’hui, c’est fini. Tu dois toujours te remettre en question et en connaître davantage. Tu ne peux pas ne pas répondre. 

La rançon de la gloire ?

Oui, mais c’est une passion. Tu n’as pas le choix : tu dois avoir du répondant sur tout. Ce métier est le seul où tu es constamment jugé, et même deux fois plutôt qu’une. Par contre, la façon de vivre le repas change. Les gens se parlent de moins en moins. Ils passent leur temps sur leur téléphone. Ils ne se parlent guère. Par contre, ils veulent parler avec le sommelier ou avec le chef. Ils te racontent alors leur vie. Ils te disent chez qui ils ont mangé. Où ils vont aller… A cela, je n’étais pas préparé.

Chef Italie Crippa Plat2

L’image du Piémont a changé.

Oui. Pourtant, au début, l’initiative de Bruno Ceretto a été discutée. Pour qui se prenait-il ? Certains restaurateurs lui en ont voulu. Mais aujourd’hui, à peu près tous les grands domaines ont un restaurant ou une osteria. Il y a plus de dix restaurants étoilés dans la région. Des jeunes viennent s’installer. Le tourisme se développe, et particulièrement le tourisme vinicole. Tout le monde en profite. 

Piazza Duomo Alba, 4 piazza Risorgimento, 12051 Alba, T. 39 0173 366167, fermé le dimanche et le lundi. www.piazzaduomoalba.it

Paysage Italie Piemont